L’accaparement des eaux poissonneuses de l’Afrique par les chalutiers industriels français, espagnols, chinois, coréens, japonais ou russes menace la sécurité alimentaire du continent
Les océans font l’objet d’une exploitation si intense qu’elle met en péril la reproduction de nombreuses espèces. L’accaparement des eaux poissonneuses de l’Afrique par les chalutiers industriels français, espagnols, chinois, coréens, japonais ou russes menace la sécurité alimentaire du continent. Il prend une forme légale avec les accords ouvrant les zones côtières aux navires des pays riches, auxquels s’ajoute un pillage à grande échelle contre lequel la lutte semble inégale.
ans son vaste bureau de Gaborone, au Botswana, M. Per Erik Bergh scrute les images satellites du trafic maritime au large des côtes de l’Afrique de l’Est. Parmi les dizaines de petits points qui se déplacent sur son écran, il en est un qui retient toute son attention.
Voilà plus de vingt ans que ce robuste Norvégien aux cheveux blancs traque les bateaux de pêche industrielle qui viennent exploiter les ressources halieutiques du continent africain au mépris des lois et des réglementations. Année après année, il tente d’alerter les autorités locales, souvent réticentes ou sous-équipées, afin qu’elles interviennent contre ces criminels des mers qui emportent illicitement dans leurs filets des milliers de tonnes de poissons.
Grâce aux renseignements fournis par les forces navales de l’Union européenne présentes dans l’océan Indien, recoupés avec les photographies de leurs sources locales et les relevés transmis par satellite et par radar, M. Bergh et les dix membres de son équipe — tous employés de l’organisation non gouvernementale Stop Illegal Fishing (SIF, « Arrêtons la pêche illégale ») — ne tardent pas à identifier le suspect : le Greko 1. En cette journée d’octobre 2016, ce chalutier grec qui a déjà changé plusieurs fois de pavillon est manifestement en train de faire son marché dans les eaux territoriales somaliennes, réservées aux petits pêcheurs de la côte.
M. Bergh avertit aussitôt la force d’intervention FISH-i, un dispositif regroupant huit pays de la région — de la Somalie au Mozambique — sous la coordination de SIF. Entre les autorités locales et les associations s’instaure une division du travail dictée par la faiblesse des ressources financières : SIF fournit conseils et renseignements ; les militants de Greenpeace et de Sea Shepherd patrouillent en bateau et embarquent les agents de la force publique, dépourvus d’autres moyens, pour effectuer les arrestations. Mais, cette fois, ce sont les représentants du gouvernement qui interviennent.
Le Greko 1 se trouve à proximité du port de Mogadiscio quand le message du Norvégien tombe sous les yeux de M. Saïd Jama Mohamed, alors ministre adjoint de la pêche et des ressources maritimes. Le nom du navire ne lui est pas inconnu. Le Greko 1 a déjà été localisé à maintes reprises dans les eaux territoriales de son pays. M. Mohamed sait qu’il va devoir agir vite s’il veut le prendre en flagrant délit et intercepter son équipage avant qu’il débarque avec de faux papiers.
Pirogues contre navires industriels
À bord d’embarcations rapides empruntées à la police — les rares vedettes du ministère de la pêche n’ont pas toujours assez de gazole pour prendre le large —, il se lance à l’abordage. L’inspection s’avère fructueuse : dans les soutes du chalutier s’entassent trente tonnes de poissons, parmi lesquels des espèces familières des eaux somaliennes, comme la perche rouge ou le rouget. Les autorités mettent aussi la main sur un lot de faux documents. Le 12 octobre, M. Mohamed ordonne l’ouverture d’une enquête judiciaire. Mais, le lendemain matin, le Greko 1 est déjà loin. « Nous avons demandé aux pays membres de FISH-i d’arraisonner tout bateau venant de Somalie pour vérifier ses papiers, déclare M. Mohamed. Nous avons dit à tout le monde : “Jamais nous n’avons accordé une licence auGreko 1 pour 2016, alors arrêtez-le, s’il vous plaît !” Il y a tellement de bateaux qui se servent de faux documents pour naviguer d’un pays à l’autre. » Encore et toujours la même histoire : un bâtiment affrété dans un pays riche met à sac les ressources vitales de l’un des pays les plus pauvres du monde, puis se sauve en narguant ses victimes. Face à cette prédation organisée, les quelques patrouilleurs dérisoires constamment à court de carburant dont la Somalie dispose pour surveiller les trois mille kilomètres de son rivage — le plus long du continent africain — ne font guère le poids.
Avec leurs eaux poissonneuses et leurs États démunis ou défaillants, les pays d’Afrique sont une aubaine pour les industriels de la pêche russes, asiatiques et européens. Ces derniers ayant épuisé les réserves de poissons dans leurs propres zones géographiques, ils envoient leurs navires-usines faire le tour du monde, avec une prédilection pour l’eldorado africain. Sur la côte est du continent, les autorités maritimes éprouvent déjà les pires difficultés à contenir les appétits des centaines de chalutiers qui écument l’océan Indien. La gigantesque armada qui déferle de l’autre côté du continent, sur la côte ouest, pose un problème d’une tout autre ampleur.
Selon les estimations du centre de données FishSpektrum, une plate-forme spécialisée dans l’identification des navires, la Chine disposerait à elle seule d’une flotte de six cents bateaux disséminés le long de l’Afrique de l’Ouest, de Gibraltar au Cap. Leurs concurrents européens, russes et turcs leur disputent âprement cet espace. Depuis les plages de Mauritanie, on peut assister au ballet des chalutiers qui brillent toute la nuit sur la ligne d’horizon telle une guirlande lumineuse.
« Du soir au matin, il y a des lumières partout, on se croirait dans une grande capitale », souffle M. Doudou Sène. Depuis trente-cinq ans ce pêcheur quinquagénaire tire ses filets au large de Saint-Louis, dans les eaux frontalières du Sénégal et de la Mauritanie. Il a vu le nombre de chalutiers étrangers grossir peu à peu, jusqu’à rendre ses conditions de travail de plus en plus périlleuses. Sur les rivages du nord du Sénégal, où la pêche est une tradition ancestrale, la rotation quasi quotidienne de près de vingt mille pirogues joue un rôle crucial dans la survie économique et la cohésion sociale des communautés villageoises.
La pirogue de M. Sène mesure quatorze mètres. Plusieurs fois par semaine, il la poussait à l’eau pour attraper des poulpes, jusqu’à ce jour de janvier 2017 où tout s’est brisé net. De sa vie d’avant, il a gardé un bras musclé, la souplesse juvénile et la tenue de marin, débardeur et bonnet de laine enfoncé sur la tête. Mais, à présent, M. Sène vit confiné dans sa chambre à coucher et fixe le plafond en racontant son dernier jour en mer.
Il avait appareillé avant l’aube en compagnie de Youssoupha, l’aîné de ses sept enfants, le seul à vouloir prendre la succession de son père. Depuis longtemps déjà, Youssoupha attendait le moment propice où il pourrait dire à son « vieux » de rester à la maison et de ne plus s’inquiéter. C’est une coutume bien ancrée au Sénégal que de voir l’un des fils reprendre la pirogue familiale et nourrir à son tour la maisonnée. De Youssoupha, son père raconte avec fierté qu’il n’était pas du genre à se laisser décourager par la rudesse du travail en mer ni par la nécessité de naviguer de plus en plus loin pour une pêche de plus en plus maigre. « À mes débuts, je ne m’éloignais pas du rivage de plus de trente ou quarante kilomètres,précise M. Sène. Aujourd’hui, on doit parcourir au moins cent trente kilomètres pour trouver du poisson. »
Ce 16 janvier à l’aube, M. Sène, son fils et leur équipage de trois marins font une première halte à huit milles marins (quinze kilomètres) seulement de la côte. Ils viennent de faire leur prière du matin et de jeter leur filet quand Youssoupha aperçoit à l’arrière un chalutier qui fonce droit sur eux. En un clin d’œil, son père rallume le moteur et met les gaz, mais il est déjà trop tard. Le monstre d’acier les percute à pleine vitesse. « Quand j’ai repris mes esprits, j’étais sous l’eau. Je ne suis remonté à la surface que quand le bateau était déjà loin », raconte M. Sène. Ni lui ni ses compagnons n’avaient enfilé leur gilet de sauvetage. Le corps de Youssoupha n’a jamais été retrouvé et M. Sène a été amputé du bras gauche.
À quelques kilomètres de là, sur la plage encombrée de Saint-Louis, les pêcheurs rentrés à bon port sautent de leurs pirogues et s’affairent à décharger leurs caisses de poissons. Tout en les regardant faire, M. Moustapha Dieng, le chef de leur syndicat, souligne que les collisions sont « de plus en plus fréquentes ». « Nous avons l’impression qu’à partir d’une certaine heure de la nuit les navires industriels se mettent en pilotage automatique, si bien qu’il n’y a plus personne à la barre, dit-il. Ils ne voient même plus les pirogues qu’ils ont devant eux. Ils les percutent sans s’arrêter. »
L’accident qui a coûté la vie à Youssoupha Sène résulte aussi de la concurrence acharnée que se livrent les industriels autour d’un magot en voie de raréfaction. À la malédiction de la pêche illégale s’ajoute en effet la surpêche « légale », car autorisée par les accords privés (et souvent opaques) entre les pays côtiers et les armateurs, ainsi que par les accords de partenariat de pêche durable (APPD), signés entre l’Union européenne et plusieurs pays africains — dont dix sont actuellement en vigueur. Ces derniers cèdent aux navires européens le droit d’exploiter leurs zones économiques exclusives (une bande qui peut s’étendre jusqu’à 370 kilomètres au large des eaux territoriales) en échange d’un soutien technique et financier très variable — 1,8 million d’euros pour le Sénégal et 59 millions pour la Mauritanie, aux côtes plus vastes et poissonneuses (1). Un argent dont les pêcheurs locaux ne voient guère la couleur, pas plus qu’ils ne profitent des fonds alloués à la gestion des ressources halieutiques.
« La pêche industrielle est une catastrophe pour le Sénégal », juge M. Abdou Karim Sall, président de la Plate-forme des pêcheurs artisanaux du Sénégal et responsable des aires maritimes protégées (AMP) du pays. « Ils pêchent dans des zones interdites. La prise qu’ils déclarent ne correspond jamais au tonnage réel — quand ils déclarent cinquante mille tonnes, en réalité, ce sont plutôt cent mille. Et ils ne se contentent pas de faire de la surpêche : ils utilisent aussi un équipement qui détruit l’habitat naturel de la faune marine. »
Une coopération régionale encore balbutiante
Comme leurs prises sont de plus en plus maigres près de leurs côtes, les pêcheurs sénégalais s’aventurent dans les eaux mauritaniennes. Or, depuis l’expiration en 2015 d’un accord entre les deux pays autorisant la pêche artisanale chez le voisin, la Mauritanie n’hésite plus à faire feu sur les intrus (2). Plusieurs piroguiers sénégalais sont morts sous les balles des gardes-côtes mauritaniens. Le cas de Serigne Fallou Sall, un pêcheur de 19 ans abattu en janvier 2018 sous les yeux de ses huit compagnons, a provoqué de violentes protestations à Saint-Louis et ravivé les tensions entre Dakar et Nouakchott. Trois semaines plus tard, le président sénégalais, M. Macky Sall, rendait visite à son homologue mauritanien, M. Mohamed Ould Abdel Aziz, en s’engageant à conclure avec lui un nouvel accord (3). M. Sall a été élu en 2012 sur la promesse qu’il réformerait le secteur de la pêche, qui fait travailler 600 000 personnes au Sénégal, et modérerait les exigences des pays riches. Le pays a depuis resserré sa législation, révoqué les licences de plusieurs opérateurs douteux et instauré un système de certificats visant à réduire les fraudes. La direction de la protection et de la surveillance des pêches (DPSP) a été dotée de moyens supplémentaires et inflige des amendes plus élevées — un effort salué dans une récente étude sur la pêche illégale publiée par la revue en ligne Frontiers in Marine Science (4).
« Les dommages causés par la pêche illégale diminuent à mesure qu’augmentent les amendes sanctionnant ses formes extrêmes, la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) », observe Dyhia Belhabib, coauteure de cette étude, qui supervise le projet Sea Around Us (« La mer autour de nous ») au sein d’un institut de recherche sur l’impact humain et environnemental de la pêche à l’université de Colombie-Britannique. Selon Belhabib et ses collègues de Mauritanie, du Sénégal, de Gambie, de Guinée, de Guinée-Bissau et de Sierra Leone, la pêche illégale représente pour ces six pays un manque à gagner de 2 milliards d’euros par an. « La pêche illégale, ajoutent les auteurs, équivaut à 65 % des prises légales effectuées en Afrique de l’Ouest. Elle pose un sérieux problème en matière de sécurité alimentaire et d’économie pour toute la région. »Un problème d’autant plus urgent que l’Organisation des Nations unies prévoit un doublement de la population africaine d’ici à 2050.
Bien que les chalutiers se moquent des frontières, la coopération régionale reste encore balbutiante, comme l’a montré un incident survenu lors d’une inspection de routine menée par la marine sénégalaise le 25 février 2016. Ce soir-là, aux environs de 21 heures, les autorités surprennent le Gotland, un chalutier-usine de 94 mètres, en train de pêcher frauduleusement dans leurs eaux. L’équipe de surveillance contacte par radio le capitaine du navire, afin de monter à bord, mais le Gotland prend la poudre d’escampette. S’ensuit une course-poursuite de quatre heures dans les eaux mauritaniennes, à l’issue de laquelle Nouakchott refuse d’apporter son soutien à la patrouille sénégalaise. Le Gotlanddisparaît et ses poursuivants rentrent à Dakar, dépités. « Nous avons demandé de l’aide à nos voisins, malheureusement ils n’ont pas coopéré, déplore M. Mamadou Ndiaye, directeur de la DPSP. Vous pouvez toujours surveiller votre zone économique exclusive, mais si celle de votre voisin est laissée sans surveillance, les bateaux peuvent y trouver refuge, puis revenir dès que nous sommes rentrés au port. Nous n’avons pas les moyens de maintenir des patrouilles dans la zone vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » La direction générale d’exploitation des ressources halieutiques (DGERH) de Mauritanie affirme de son côté n’avoir reçu aucun message d’alerte concernant le Gotland.
Plutôt que de constituer leur propre flotte de pêche industrielle, la plupart des États de l’Afrique côtière préfèrent vendre des permis d’exploitation de leurs eaux territoriales, cédant aux opérateurs étrangers la part du lion. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que la vente de ces droits de pêche leur rapporte 400 millions de dollars par an, alors qu’en les exerçant eux-mêmes ils s’assureraient des recettes de 3,3 milliards de dollars (5).
Le droit maritime est taillé pour les armateurs
Certains pays acceptent cependant de coopérer avec des organisations de défense de l’environnement dans le souci de mieux administrer leurs ressources marines. En février 2017, Greenpeace a ainsi dépêché son vaisseau Esperanza pour une mission de surveillance de deux mois au large du Sénégal, de la Guinée, de la Sierra Leone et de la Guinée-Bissau. À bord de cet imposant navire de soixante-douze mètres construit en Russie sous l’ère soviétique, équipé d’un hélicoptère et de vedettes rapides, militants et équipage utilisaient des bases de données de navires et les renseignements fournis par les gardes-côtes pour localiser les bâtiments suspects. À raison d’une patrouille de quatre à sept jours dans les eaux de chaque pays, les équipes composées de militants de Greenpeace et des agents des ministères de la pêche ont effectué plus d’arrestations que certains pays n’en font en une année entière. Plus de la moitié des navires interceptés étaient immatriculés en Chine ; les autres venaient d’Europe, de Corée du Sud et des Comores.
Conscients que les pays et les associations recourent de plus en plus souvent aux images satellites, un nombre croissant de chalutiers falsifient ou désactivent leurs signaux émetteurs. « Quand, depuis votre bateau, vous voyez tous ces chalutiers qui n’apparaissent pas sur votre écran d’ordinateur, c’est qu’ils ont débranché leur système d’identification automatique (6) », explique M. Pavel Klinckhamers, le chef de mission de l’Esperanza, qui nous accueille à bord pendant une dizaine de jours. Cet écologiste néerlandais de 46 ans passe seize heures par jour à éplucher cartes, écrans et banques de données, ne s’interrompant dans sa tâche que pour grimper sur le pont et scruter les navires qui croisent à l’horizon. « Plus de la moitié de ces bateaux ne transmettent pas de signaux,constate-t-il. Ce sont des bateaux cachés. »
Des décennies de pêche intensive ont produit leurs effets. L’année dernière, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a conduit une étude sur les stocks de poissons osseux dans les eaux d’Afrique, de la Mauritanie à l’Angola. Il en ressort que 51 espèces, indispensables pour la plupart à l’alimentation des populations côtières, sont en voie de disparition (7).
Un matin de mars, au milieu d’une mer agitée, l’Esperanza croise une nappe de déchets. Des centaines de poissons morts flottent à la surface. D’après le capitaine, ils ont été rejetés par un chalutier qui convoitait des espèces plus commerciales. Soudain, deux pirogues font leur apparition. Leurs équipages se jettent à l’eau et entreprennent de ramener à bord les poissons comestibles, en particulier les maigres, une espèce de belle taille et bien en chair, comparable au loup, dont chaque pièce suffit à nourrir une famille de sept ou huit personnes. La ruée désespérée de ces petits pêcheurs contraste cruellement avec l’économie du gaspillage propre aux industriels, qui jettent par-dessus bord les poissons jugés trop peu lucratifs sur les marchés du Nord.
M. Abdou Karim Sall a souvent assisté à de telles scènes. « Quand un chalutier cible les poulpes, toutes les autres espèces ramassées dans ses filets sont balancées à l’eau, mortes ! » Dix millions de tonnes de poissons disparaissent ainsi chaque année, soit 10 % du volume total pêché en mer, selon les estimations de Sea Around Us (8). Tandis que l’Esperanza met le cap au sud, les officiers bissau-guinéens présents à bord repèrent un chalutier véreux qui fait route avec un cargo battant pavillon comorien, le Saly Reefer. La vedette rapide de Greenpeace se lance à leur poursuite. Visage de marbre, le capitaine russe ne bronche pas quand l’un des officiers lui annonce qu’il devra s’acquitter d’une amende pour transbordement illégal — la prise du chalutier ayant été chargée sur le cargo en pleine mer — et que les deux navires seront escortés jusqu’au port. Une petite revanche pour les autorités locales, qui ont rarement les moyens d’intervenir au-delà de quelques milles marins.
Pour les compagnies, le transbordement constitue un moyen rapide et efficace de comprimer les délais entre la capture du poisson et sa mise sur le marché — surtout si l’opération se déroule en pleine mer, à l’abri des regards et des règlements. Cela permet de mélanger prises légales et illégales et de commercialiser au plus vite une production d’origine douteuse. L’Union européenne — le plus gros marché de la planète — évaluait, en 2005, à 1 milliard d’euros le volume de poissons importés illégalement chaque année (9).
À l’instar du Gotland ou du Saly Reefer, de nombreux navires opèrent pour le compte de compagnies européennes en se protégeant derrière le pavillon d’un pays exotique, généralement pauvre et peu regardant, auquel cela vaut parfois les réprimandes de l’Union européenne (10). Le droit maritime international est taillé sur mesure pour les armateurs, puisqu’il les autorise à hisser les couleurs du pays de leur choix. Non contents d’emprunter des pavillons de complaisance, certains changent à volonté les noms de leurs bateaux, utilisent de faux papiers d’enregistrement, ou créent des structures opaques pour camoufler l’identité du commanditaire.
Le Gotland, par exemple, est lié à une société domiciliée en Belgique, Inok NV. Lorsqu’on tente de joindre celle-ci au téléphone, on est renvoyé vers un bureau russe, qui, à son tour, renvoie vers le pays dont le Gotland a endossé le pavillon : Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un petit paradis fiscal des Caraïbes. Quant au propriétaire réel, il reste évidemment inconnu. Le type de montage idéal pour égarer les enquêteurs éventuels.
Le Saly Reefer, lui, se présente comme affilié à une société installée en Espagne, Sea Group S.L., impossible à joindre en dépit de tentatives répétées. Malgré cette attache officielle, le ministère de la pêche espagnol a pris l’initiative inattendue de nier publiquement que le bateau appartient à un ressortissant de son pays. Il est vrai qu’après des années d’inertie Madrid est récemment passé à l’offensive contre la pêche illégale en poursuivant des armateurs de poids, comme Vidal Armadores — même si la procédure engagée contre ce dernier a été mise en échec l’année dernière par la Cour suprême.
Transfert de protéines entre pays pauvres et pays riches
En Somalie, bien loin de ces filouteries sophistiquées, M. Mohamed, au ministère de la pêche, reçoit enfin une bonne nouvelle : une alerte en provenance du Kenya signale l’arrivée du Greko 1 dans le port de Mombasa. Quelques heures plus tard, son équipe embarque sur un vol pour le Kenya. Le nombre d’hommes en uniforme qui les réceptionnent au débarquement a dû surprendre le capitaine indien et son équipage, partis si précipitamment de Mogadiscio qu’ils y ont laissé leurs papiers, et même l’ancre de leur bateau. Le comité d’accueil comprend la police kényane, les autorités portuaires et maritimes locales, les représentants somaliens et des membres de la force d’intervention FISH-i. « En inspectant le navire, nous avons trouvé tellement de poissons qu’il n’y avait plus de place pour y glisser une allumette »,témoigne M. Bergh. Les Somaliens retiennent plusieurs chefs d’accusation, dont défaut de licence, pêche dans la zone des vingt-quatre milles marins que l’État réserve aux pêcheurs locaux, possession de faux documents. Une négociation s’engage, au terme de laquelle les parties s’accordent sur une amende de 60 000 euros — une sanction bien modeste comparée aux 300 000 euros que vaut la cargaison du navire.
Le propriétaire, M. Stavros Mandalios, crie pourtant à l’injustice. « Bien que nous récusions les charges retenues contre nous, nous n’avons pas eu d’autre option que de payer, proteste-t-il. Il fallait mettre fin au plus vite à l’immobilisation du navire et nous voulions éviter de longues procédures devant les tribunaux. » À la suite de cette affaire, l’État du Belize a retiré de son registre le Greko 1,désormais apatride — du moins jusqu’à ce qu’il déniche un nouveau pavillon.
L’impunité dont jouissent les bateaux de pêche européens pourrait cependant toucher à sa fin. L’Union a adopté en 2017 un règlement visant à rendre la politique commune de la pêche (PCP) plus contraignante pour les milliers de bateaux opérant à l’extérieur des eaux européennes (11). À compter de cette année, chaque navire se voit attribuer un numéro d’identification unique inscrit dans les registres nationaux. Les États membres peuvent exclure de ce registre les bâtiments reconnus coupables d’infraction ou qui abusent des changements de pavillon.
« Cette nouvelle législation est un exemple pour le reste du monde,veut croire M. Bergh. La pêche est une industrie qui coûte cher : si on les prive du droit de pêche, même pour un an, les compagnies s’exposent à de lourdes pertes. » Reste un écueil de taille : en cas de poursuites, les armateurs gardent la possibilité de négocier un arrangement, comme celui dont a bénéficié M. Mandalios. « La plupart des litiges se règlent à l’amiable, sans passer devant un tribunal, note M. Bergh. C’est potentiellement une faille, dans la mesure où les propriétaires et les missions diplomatiques trouvent un intérêt commun à ces marchandages et où, au bout du compte, il ne reste aucune trace de l’infraction. » Si ce règlement ne s’applique pas à la flotte chinoise, impliquée dans maintes violations des règles sur la pêche INN, Pékin a annoncé en février son intention de sanctionner la pêche illégale pratiquée par les navires battant pavillon rouge.
Dans l’immensité des océans, difficile de prédire combien de Gotland continueront de passer entre les mailles du filet. Signe que les temps changent, plusieurs pays d’Afrique ont toutefois renforcé leurs systèmes de surveillance. Des réseaux comme FISH-i ou la Commission sous-régionale des pêches d’Afrique de l’Ouest ont amélioré leurs dispositifs de renseignement et d’échange d’informations, rendant la tâche un peu moins aisée aux truands des mers.
Mais d’autres gouvernements persistent à leur faire bon accueil, au grand mécontentement de leurs oppositions. Alors que le Sénégal a adopté une législation destinée à soutenir la pêche artisanale, une clause protégeant la pêche industrielle y a été ajoutée par un passage en force, avec tous les risques d’instabilité qui en découlent (12).
Quoi qu’il en soit, le problème de fond demeure inchangé : malgré son coût prohibitif, la pêche intensive à longue distance restera florissante aussi longtemps qu’elle satisfera la demande du consommateur. En Europe et en Asie, la consommation de poisson par habitant n’a cessé de croître, jusqu’à atteindre vingt-deux kilos par an (13). Dans le même temps, elle recule fortement en Afrique subsaharienne, où elle ne dépasse pas, en moyenne, une dizaine de kilos (14). Ce transfert de protéines des pays pauvres vers les pays riches est lourd d’« énormes conséquences », alerte la FAO, qui estime que les trois quarts des espèces marines pêchées sur la planète font l’objet d’une exploitation excessive ou sont déjà en voie d’épuisement.
« Pendant des années, le Sénégal pensait que ses ressources étaient inépuisables et les gouvernements signaient aveuglément contrat sur contrat, lâche M. Abdou Karim Sall. Que se passera-t-il quand il n’y aura plus de poissons ? Quand un homme commence à avoir faim, de quoi est-il capable ? »